Temps du marchand

[…] Au premier rang de ces griefs faits aux marchands, figure le reproche que leur gain suppose une hypothèque sur le temps qui n’appartient qu’à Dieu. Voici, par exemple, ce qu’écrit dans une question disputée dans les premières années du xive siècle un lecteur général de l’Ordre franciscain: « Queritur an mercatores possint licite plus recipere de eadem mercatione ab illo qui non possit statim solvere quam ab illo qui statim solvit. Arguitur quod non quia tunc venderet tempus et sic usuram committeret vendens non suum »2.

Avant de dégager la conception du temps qui se cache derrière cet argument, il convient de souligner l’importance du problème. Toute la vie économique à l’aube du capitalisme commercial est, ici, mise en question. Refuser un bénéfice sur le temps, y voir un des vices fonda mentaux de l’usure, c’est non seulement attaquer l’intérêt dans son principe, mais ruiner toute possibilité de développement du crédit. Au temps du marchand qui est occasion primordiale de gain, puisque celui qui a l’argent estime pouvoir tirer profit de l’attente du remboursement de celui qui n’en a pas à son immédiate disposition, puisque le marchand fonde son activité sur des hypothèses dont le temps est la trame même — stockage en prévision des famines, achat et revente aux moments favorables, déduits de la connaissance de la conjoncture économique, des constantes du marché des denrées et de l’argent, ce qui implique un réseau de renseignements et de courriers — à ce temps s’oppose le temps de l’Eglise, qui, lui, n’appartient qu’à Dieu et ne peut être objet de lucre.

(note 2.)

Ms Flor. Bibl. Laurent. S. Croce Plut. VII, sin. 8, fol. 351. Cf. Guillaume d’Auxerre (1160-1229), Summa aurea, III, 21, fol. 225v : « L’usurier agit contre la loi naturelle universelle, car il vend le temps, qui est commun à toutes les créatures. Augustin dit que chaque créature est obligée de faire don de soi; le soleil est obligé de faire don de soi pour éclairer; de même la terre est obligée de faire don de tout ce qu’elle peut produire et de même l’eau. Mais rien ne fait don de soi d’une façon plus conforme à la nature que le temps ; bon gré mal gré les choses ont du temps. Puisque donc l’usurier vend ce qui appartient nécessairement à toutes les créatures, il lèse toutes les créatures en général, même les pierres d’où il résulte que même si les hommes se taisaient devant les usuriers, les pierres crieraient si elles le pouvaient; et c’est une des raisons pour lesquelles l’Eglise poursuit les usuriers. D’où il résulte que c’est spécialement contre eux que Dieu dit : « Quand je reprendrai le temps, c’est-à-dire quand le temps sera dans Ma main de telle sorte qu’un usurier ne pourra le vendre, alors je jugerai conformément à la justice. » Cité par John T. Nooman Jr., The scolastic Analysis of Usury, 1957, p. 43-44, qui souligne que Guillaume d’Auxerre est le premier à produire cet argument qui est repris par Innocent IV (Apparatus, V, 39, 48; V, 19, 6). Le dominicain Etienne de Bourbon dans sa Tabula Exemplorum (éd. J. T. Welter, 1926, p. 139) développe : « Comme les usuriers ne vendent que l’espérance de l’argent, c’est-à-dire le temps, ils vendent le jour et la nuit. Mais le jour est le temps de la lumière et la nuit le temps du repos ; ils vendent donc la lumière et le repos. Aussi il ne serait pas juste qu’ils jouissent de la lumière et du repos éternels. » Cf encore Duns Scot, In IV libros sententiarum (Op. Oxon), IV, 15, 2, 17.

Jacques Le Goff, Au Moyen Âge : temps de l’Église et temps du marchand, dans « Annales. Économies, Sociétés, Civilisations », XV, 3, 1960. pp. 417-8

Pubblicato da Sandro Lorenzatti

Archeologo e Scrivano

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